Dans un contexte où les pays industriels cherchent à recouvrer leur «souveraineté économique» par la relocalisation de leurs industries stratégiques, de belles perspectives se dessinent pour l’industrie tunisienne. Mais ces opportunités que la Tunisie lorgne avec beaucoup d’intérêt nécessitent des préalables, principalement la modernisation du tissu industriel grâce aux nouvelles technologies ainsi qu’à la mise à niveau environnementale.
Ce n’est plus un secret de polichinelle : le monde est en train de changer et son paysage économique avec. Si les crises sont connues pour être un catalyseur de changement, alors la pandémie Covid-19 en est certainement une. La guerre en Ukraine n’a fait qu’enfoncer le clou. L’Europe, qui s’est trouvée dépendante des importations d’énergies, de principes actifs, de semi-conducteurs et même de masques provenant d’Asie, cherche désormais à relocaliser ses industries stratégiques afin de «recouvrer sa souveraineté économique».
Ce rabattement de cartes en marche est, en effet, une occasion pour la Tunisie qui souhaite revigorer son industrie. Comment peut-elle moderniser son tissu industriel afin d’attirer des investissements de qualité et à haute valeur ajoutée était la question débattue lors du «Tunisia Economic Forum» récemment organisé par l’Iace sur le thème «L’industrie tunisienne, modernisation et relance».
Ouvrant le débat, Amine Ben Ayed, président de l’Iace, a souligné que la modernisation de l’industrie n’est pas seulement un impératif économique, c’est aussi un enjeu de souveraineté et de développement durable. «Plus on maîtrise notre industrie, plus on consomme des produits que nous fabriquons, moins on dépend de l’extérieur», a-t-il expliqué, précisant qu’après la crise du Covid-19 et la guerre en Ukraine, la relocalisation industrielle est devenue un enjeu stratégique pour tous les pays.
Quelles transformations nécessaires ?
Selon Ben Ayed, cette modernisation passe, entre autres, par l’adoption des technologies vertes et la réduction de l’empreinte carbone. Il a ajouté que, même si certaines de ces transformations nécessitent des ressources financières, qui se font aujourd’hui rares en raison des difficultés financières auxquelles est confronté le pays, diverses mesures beaucoup moins coûteuses sont, en revanche, possibles. Il s’agit notamment de communiquer sur l’image du pays en mettant en avant les projets d’extension qui sont en cours sur les sites industriels tunisiens, mais aussi de renforcer la collaboration entre industriels à travers par exemple des consortiums.
«Ça commence à bouger un peu. On le voit dans le textile, dans l’industrie automobile avec la TAA. Mais aujourd’hui, si chacun travaille dans son coin, c’est beaucoup d’énergie et de potentiel qui sont perdus. Par exemple, on peut faire du global sourcing. Quand 50 entreprises achètent chacune à part de la matière première, les prix ne sont pas compétitifs. Mais si elles se mettent ensemble pour faire du global sourcing, cela va permettre une baisse des prix des matières premières de 10, 20, et même 30%. Aussi, il est possible de travailler avec les fournisseurs de machines, se mettre ensemble pour les inciter à installer un service en Tunisie. Ce sont des petits détails techniques, mais qui peuvent transformer des industries», a-t-il encore poursuivi. Selon Ben Ayed, la revitalisation de l’industrie tunisienne ne devrait pas se limiter à ressusciter les anciens modèles. C’est un processus qui nécessite de l’innovation, de nouvelles approches, de nouvelles filières industrielles et de l’investissement innovant. Il a ajouté, à cet égard, que la Tunisie a une longueur d’avance par rapport à ses voisins dans la région et dans le continent africain en matière de robotique et d’IA. En effet, elle est le seul pays d’Afrique qui compte une dizaine de fabricants de robots. Certaines entreprises fabriquent même leurs propres robots.
Quant à l’IA, les startup spécialisées qui pullulent dans les quatre coins de la Tunisie constituent un point fort pour l’industrie tunisienne. Le président de l’Iace a, en outre, ajouté que la décarbonation, loin d’être un challenge, est aujourd’hui une opportunité.
La lourdeur administrative, ce talon d’Achille
Même son de cloche chez Nafaa Ennaifer, membre de l’Iace, qui considère que l’industrie constitue, aujourd’hui, un impératif de souveraineté et de sécurité économique, «car il ne s’agit pas uniquement de créer des emplois, mais aussi de garantir certains biens indispensables pour le pays». C’est, d’ailleurs, la raison pour laquelle l’Europe a décidé de relocaliser une partie de ses industries. La bonne nouvelle, c’est que ces relocalisations sont régionales, c’est-à-dire soit en Europe ou à proximité. Ces relocalisations concernent donc les pays de l’Afrique du Nord, mais aussi certains de l’Europe de l’Est. «Ces contraintes de relocalisation régionale s’inscrivent dans le cadre, justement, d’une sécurité et d’une souveraineté de ces pays, parce qu’ils nous considèrent plus comme des partenaires que comme des concurrents. Vu la complémentarité qui s’est inscrite depuis des années entre nos entreprises et les leurs, grâce à la délocalisation qui a eu lieu et l’implantation, à outrance, d’entreprises européennes, dans l’industrie automobile, dans l’aéronautique, dans plusieurs autres activités en Tunisie, on est plus perçu comme un partenaire de proximité sur lequel on peut compter, et avec lequel ils peuvent construire une relocalisation et une «pérennisation» de leur sécurité et de leur souveraineté. Donc, il est de notre rôle d’être en mesure de capter ces opportunités, parce que c’est une réserve énorme d’investissement et de croissance. Nous voulons, nécessairement, renforcer le potentiel existant, tout en misant sur de nouveaux créneaux, de nouvelles activités, et s’inscrire dans cette dynamique de relocalisation est parfaitement nécessaire», a-t-il expliqué. Mais la proximité avec l’Europe, à elle seule, ne peut pas suffire car la concurrence est rude. Ainsi, l’amélioration du climat des affaires et surtout l’assouplissement des procédures administratives est aujourd’hui nécessaire pour attirer davantage d’investisseurs.
Le textile tunisien se réinvente
Interrogé au sujet du modèle industriel basé sur la main-d’œuvre bon marché, Ennaifer a répondu dans une déclaration à La Presse que plusieurs activités industrielles en Tunisie ont d’ores et déjà changé le cap, y compris celles qui sont à forte proportion de main-d’œuvre, tel que le textile. «On n’est plus dans ce modèle-là du tout, puisqu’on s’est repositionnés sur d’autres produits et d’autres marchés, et on l’a abandonné, bien malgré nous. Ceux qui ne l’ont pas abandonné, ils ont disparu. Le textile est aujourd’hui basé sur le savoir-faire, la réactivité, la capacité à être agile et à être rapide, donc nous sommes positionnés sur les produits les plus technologiques. On est le deuxième fournisseur de l’Union européenne par exemple en vêtements professionnels et techniques, après la Chine, avec un prix moyen qui est trois fois plus important que celui de la Chine, et nos concurrents ne sont même pas sur le radar, nous avons 18% de part de marché. Pourquoi ? Parce que dans cette industrie, il y a beaucoup de technologies, de savoir-faire, de maîtrise que des concurrents n’ont pas», a-t-il affirmé.
Et notre interlocuteur de poursuivre : «On est sur des créneaux nécessitant des contenus technologiques assez élevés. Il y a beaucoup d’entreprises qui ont acquis une taille extrêmement importante qui leur permet d’intégrer des départements de recherche, de marketing, tout cela n’est pas à la portée des petites entreprises. Mais rien ne nous empêche de créer des synergies entre celles qui ont acquis une taille qui leur permet d’aller de l’avant […] et une pépinière de petites entreprises qui viennent en deuxième rideau et travaillent en synergie avec les premières». Ennaifer a, par ailleurs, indiqué que la main-d’œuvre bon marché reste un atout pour la Tunisie, même s’il ne faut pas compter dessus pour avoir des activités industrielles pérennes. Cela n’empêche que les écarts de salaire s’amenuisent entre les pays. Il a précisé, dans ce contexte, qu’en Tunisie, les salaires ont progressé de 7% en moyenne durant les dix dernières années, alors qu’en Europe ils ont augmenté de moins de 2%. «Les contenus technologiques, la robotisation, l’automatisation, c’est aussi quelque chose à laquelle on se prépare. Beaucoup d’entreprises sont à l’avance, d’autres un peu moins, mais tout le monde se prépare à ce que les critères de compétitivité soient autres que ceux de la main-d’œuvre», a-t-il conclu.